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L'art brut

  • LNA
  • 24 nov. 2015
  • 8 min de lecture

De Henry Darger à Günther Anders …

Cet été 2015, le musée d'art moderne (MAM) de la ville de Paris accueillait une exposition consacrée à Henry Darger. Cet artiste fut connu et, ses œuvres reconnues comme appartenant à la forme artistique baptisée par Jean Dubuffet "art brut".

Quelques mots sur l’art brut.

Cette appellation « art brut » émane de la singularité même des auteurs. Ils sont, ou furent, le plus souvent des "marginaux", autrefois même, ils vivaient dans des "asiles". Des êtres qui au final se mettaient en retrait de la vie sociale et avaient peu ou pas de relation Leurs créations originales se caractérisent par leur aspect : "indemne de toute culture"[1]. A savoir, elles ne sont pas « formatées » par une connaissance artistique. Les artistes, qui les composent, n'ont reçu aucun enseignement de l'art. Ils s'expriment en toute simplicité, libérés de tout obligation académique, et surtout en dehors du marché de l'art.

Ce mot "indemne" en appelle à quelque chose qui est intact et entier, comme une idée de pureté. L'expression rappelle l'image d'un diamant pur. La pierre brute avant qu'elle ne soit taillée et façonnée par le savoir-faire de l’homme. L’art ici est un objet qui n’est pas soumis à une réflexion, mais juste à une certaine réalité de ce qui se passe dans l’esprit qui ressent. L'art s’exprime alors tel qu'il est, ou serait vraiment dans son expression la plus pure, mais aussi, la plus brutale de l’émotion. Le monde sensible est livré ici dans son intégrité, et, il n'obéit à aucune règle. Ce monde est brutal tout comme la vie de celui qui souffre ou qui est bouleversé par les évènements qu’il traverse. Cet art devient alors un art de la survie face à la violence du monde et à la souffrance vécu par l'homme. Il émane le plus souvent d'un univers clos des asiles ou de la maladie. Les artistes qui en témoignent sont des observateurs solitaires et attentifs au monde et, ils reproduisent ce qu'ils ressentent. Ils ne sont pas formés à l'art pictural et ils détiennent une certaine innocence. Ce qui amènera Dubuffet à dire d'eux: "cette ignorance leur donne des ailes". Les ailes de la liberté de celui qui construit l’œuvre en nous livrant son ressenti transcendé d’une manière dégagée de tout artifices et de toutes normes. Ils sont libres de faire comme ils veulent sans aucune perversion liée à la volonté marchande. Cette absence d’artifices, libérée des diktats du marché de l’art, confère à l’art toute sa puissance créatrice.


« Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles… enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même… L’art n’est surement qu’une vision plus directe de la réalité »[2].


« L’art dévoile la réalité », semble nous dire Bergson. Mais au-delà de la réalité, « l’œuvre d’art dévoile l’être», pourrait-on écrire dans une conception plus heideggérienne[3] de l’art et l’être-étant. On explore ici, une sorte de vérité de l’être qui crée, alors, surgit l’être brut. La création est au plus près de ce qu’est son auteur. Dans cette forme, l’art de dévoile plus uniquement une réalité mais bien, la réalité authentique de l’être dans ce qu’il ressent au plus profond de lui et au-delà de ses sensations dans ce qu’il est un étant.

Le mystère de ces êtres et de leur solitude, en tant qu’ils n’ont que peu ou pas de lien avec les autres, nous est livré dans leurs productions artistiques. L’objet de leur art est leur esprit et les tourments qui les assaillent, ici, cette authenticité prend plus que jamais une dimension de réalité véridique. Nous allons le voir en survolant cet exemple de l’art brut que nous avons choisi.


Qui était Henry Joseph Henry Darger (1892-1973) ?


« Le cas de Henry Darger est romantique à souhait : vie misérable passée dans l’anonymat et l’indifférence, création du grand œuvre dans le secret, découverte fortuite,… enfin reconnaissance posthume ».[4]


Henry Darger a passé la plus grande partie de son étrange existence à peindre et décrire par des mots un univers fantasque dans lequel il se réfugiait quand il ne travaillait pas. Son œuvre est restée discrètement cachée dans la chambre qu'il occupait des années durant (40 ans), au 851 webster street à Chicago. Au terme de sa vie, après son départ dans une maison de repos, le propriétaire des lieux, en voulant ranger la pièce, découvre sous un épais fourbi des dessins, cahiers, carnets qui constituent l’immense œuvre de Darger. Enfermé dans la solitude de sa petite chambre, Darger dessine, colle, écrit des heures durant. Il s'est enfermé dans ce monde imaginaire parce que le monde, le vrai, la réalité en somme, était devenu trop cruel pour lui. D’abord, il y eut la guerre de sécession, la mort de sa mère, le centre pour enfants difficiles où il fut sans doute témoin de violences infligées aux enfants, sa fugue durant laquelle il assista au déferlement d'une tornade à dévastatrice. Et puis, la guerre encore, la première guerre mondiale et alors pour lui, une seule issue possible : s'enfermer dans sa chambre, là où il a vécu et, où il aurait voulu mourir. Un des tableaux le plus remarquable, ne serait-ce que par sa taille, de Henry Darger est celui de la Bataille de Calverhine. Cette Bataille traduit un grandiose chaos généralisé, où se confondent désastres humains et naturels, l'un n'allant pas sans l'autre. Cette magistrale représentation d’une guerre imaginaire est le socle d'une grande épopée qui va alimenter les écrits et œuvres picturales retrouvées de Darger. Dans cette saga, des fillettes blondes, petites princesses appelées les Vivian Girls de la nation des Abbieanna, se livrent à une guerre sans merci contre les Glandéliniens.


Quel lien ?


Alors, pourquoi s’intéresser à cet art brut dans notre blog, quel lien avec nos réflexions sur nos recherches ? Tout d’abord, il y a cette question de la souffrance même face à un monde où règne déjà le chaos que l’on retrouve chez les deux auteurs. Le chaos qui entraîne « fuite et isolement ». Ces mêmes « fuite et isolement » au cœur même des actes, suicidaires ou d’épuisement dans les entreprises. Nous reviendrons plus précisément dans d’autres articles sur ces événements et faits tragiques qui signent l’émergence de ce qui préoccupe nos travaux, la souffrance psychique et, ce qui constitue notre champ d’exploration, le monde du travail au 21ème siècle.

C’est l’état catastrophique du monde ou le risque de ce chaos qui plonge Günther Anders, auteur majeur dans notre réflexion, dans la vie qui fut la sienne. Le philosophe a été profondément choqué tout d'abord par la première guerre mondiale, il atteint à peine quinze ans alors qu’il est confronté à l’horreur de la violence meurtrière. Il a été l’un des premiers à mettre en garde et lutter contre le totalitarisme du parti nazis. Il quitta d’ailleurs l’Allemagne dès l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933. Puis, comme beaucoup, il fut sidéré par la shoah. Enfin, les bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki, marquèrent définitivement son entrée dans ce qu’il appellera « le sujet apocalyptique»[5]. L'imminence d'une issue fatale de l'humanité s'exprime dans les erreurs de l'homme, alors qu’il se laisse dépasser par ce qu'il a construit, ou plutôt, il devient inutile au système qu’il a créé.


« …depuis le 6 août 1945 je suis demeuré incapable de ne pas m’inquiéter pour le monde, …… je n’ai cessé d’avertir du danger... »[6]


Si le chaos est une sorte d’abîme, il est représenté dans la fresque, la Bataille de Calverhine, nous expose à une image symbolique mais concrète d’un mélange désordonné et disparate d’éléments catastrophiques. Il ne s’agit pas d’un gouffre vide dans lequel nous pouvons plonger mais une multitude de ruines et destructions tant sur les paysages naturels que sur les constructions humaines. Günther Anders, lui aussi, dépeint dans son roman La Catacombe de Molussie, un univers fantastique avec l’histoire d’un état totalitaire imaginaire. Il nous fournit là, une œuvre satyrique sur le fascisme, où inspiré par les écrits de Bertolt Brecht, ce sont les récits de en générations de prisonniers qui dénoncent les faits violents. L'ouvrage a toute une histoire, entre sa saisie en 1930 chez un éditeur par les nazzis et l'image d'une Ile de la page de couverture qui le sauvera d'une destruction certaine, sa cache et son voyage jusque la France apporté par Hannah Arendt, alors épouse de Anders. Il s'est réfugié en France pour fuir l’avènement de Hitler, et c'est là qu'il reprend et termine l'ouvrage qui au final fera quelques 600 pages. Il imagine ce que peut donner un état totalitaire et dans ce qu’il voit/a vu grandir au quotidien en Allemagne. Ici, comme avec Darger nous sommes une monde imaginaire qui vient d'un souvenir. Par ailleurs, la densité de l’œuvre n’est pas sans évoquer l’importance de celle de Darger. Sa production globale est tout aussi riche et foisonnante.

Ils se rejoignent, dans leur expérience traumatique et leur sensibilité à la violence du monde. Ils sont tout proches l’un de l’autre dans la brutalité et la force de leur engagement à témoigner de cette sorte de terreur. Chacun sera considéré dans son genre, comme une sorte de visionnaire, au sens où il portera sur le monde un regard criant de justesse. Face à un sentiment quasi identique d’inquiétude l’un et l’autre agiront pourtant de façon différente. Chacun face à cette perception, presque prophétique du cataclysme, ou plus exactement de sa possibilité, chacun réagit à sa manière.

Si tous deux sont des penseurs solitaires, l’un et l’autre n’ont pas eu la même expérience de vie. Tandis que l’un fuit son pays, et voyage dans le monde, de l’Europe aux Etas Unis, mais il se rendra également au Japon. Il plonge dans la vie, il parle, écrit et diffuse ses idées parce qu’il s’engage véritablement dans un combat. L’autre s’enferme dans sa chambre, il écrit, colle, dessine et peint pour lui, il fuit le monde de là où il est. Henry Darger est enfermé loin des autres, seul et solitaire. Il n’a que rares contacts avec son environnement, son voisinage. Lui a plongé dans le repli sur lui-même. Et pourtant, il reste à l’écoute du monde et de la vie qui l’entourent. Des heures durant il notera, jour après jour, les bulletins météos écoutés à la radio. Dix années passées à retranscrire dans des cahiers ces petits morceaux de la vie. [7] Souvenez-vous, tout a commencé par une gigantesque tornade, en 1906, appelée Sweetie Pie.[8] Le déchainement des évènements naturels jouera chez lui un rôle essentiel, tout comme la violence des adultes sur les enfants, vécue dans son envoi en institution pour enfant, sans bien comprendre pourquoi et, dans les institutions mêmes. Des années passées ensuite à veiller sur le monde, et retranscrire ce qu’il avait vu et vécu.

Rencontrer Darger nous a ramener vers Anders, et, Anders nous a permis de nous ouvrir à Darger. Deux destins à la fois si proches et si éloignés l’un de l’autre, deux personnages qui, chacun dans une expression différente témoigne, mais aussi, ils nous éclairent et nous guident pour penser le monde dans lequel nous sommes.


[1] Terminologie utilisée par Dubuffet[2] Bergson, Le rire, PUF, Paris, p.153.[3] Heidegger, Chemin qui ne mènent nulle part, Gallimard, Paris, p. 32.[4] Choghakate Kazarian, Henry Darger 1892-1973, Historiographie d’une découverte, Paris Musées, Paris, 2015, p.7.[5] Günther Anders, L’homme sans monde, Fario, Paris, 2015, p.11.[6] Günther Anders, Hiroshima est partout, Seuil, Paris, 2008, p.65.[7] On retrouve ces cahiers regroupés en six tomes, intitulés par Darger lui-même, Weather reports, l’ouvrage est cité dans l’introduction aux écrits de Henry Darger par Michael Bonesteel, op.cit, note 4.[8] Moment crucial de la vie de Darger, si l’on en croit le nombre de pages dédiées à cet événement dans son récit autobiographique, The history of my life, de 5000 pages, dont seulement 256 sont dédiées à la tornade, Id. pp. 41- 51- 236

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