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Mais quel est donc ce monde dans lequel je me suis réveillée ?

  • L Nadji
  • 10 août 2017
  • 9 min de lecture

Il était une fois, cette histoire étrange, ou étrange histoire, d’une petite fille, Alice. Elle s’endormait dans un jardin. Elle tombait alors dans un monde merveilleux parfois inquiétant, en suivant le fabuleux lapin blanc. Ce dernier était très pressé, parce qu’il se disait en retard. Elle courait derrière lui, elle voulait rattraper cet animal exceptionnel : il parlait et regardait sa montre, parce qu’il portait même une montre! Ce n’était étonnamment pas qu’il parle qui attirait tout d’abord son attention, mais le fait qu’il portait une montre à gousset dans une poche de son gilet.

Enfant, je n’aimais guère cette histoire, parce qu’elle n’était qu’un rêve. Elle se réveille et tout à disparu, ou presque, rien n’était vrai, ce n'était qu'un rêve. Il y avait quelque chose de véritablement impossible à suivre un lapin blanc, et tomber au pays des merveilles. Je détestais, à ce qu’il m’en souvient, que la magie ne soit pas réelle ou possible.

Aujourd'hui, beaucoup plus tard, alors plus âgée, j’en ai apprécie le contenu. Il y a cette idée d’un rêve derrière lequel on court, un peu juste comme Alice, d’une vie merveilleuse, ou tout du moins meilleure. Il y a cette envie-là, comme une curiosité mais plus encore, de l’ordre de celles qui dirigent nos pas : elle est dans notre esprit, dans notre capacité à imaginer.

Et cette pensée-là, elle nous ouvre à un monde meilleur possible si l’on y croit. On se souvient plus ou moins bien de l’enfance, il y a des sensations qui restent, ou des idées germent dans d’autres pensées, et elles viendront nous hanter parfois durant toute notre existence. Nos rêves d’enfant nous montrent un monde tel que l’on se l’imagine, tel que l’on croit qu’il sera plus tard quand nous serons « grands ».


Ce rêve « étrange et merveilleux » nourrit notre espérance et forge nos croyances. Et puis, parfois, tout comme Alice, nous nous réveillons, et nous constatons que les lapins blancs ne parlent pas et ne portent pas de montre dans la poche de leur gilet…par ailleurs, ils ne portent pas de vêtement… Je ne me souviens pas grand-chose de mon enfance si ce n’est que, le monde dans lequel j'imaginais me trouver n’est pas celui dans lequel je vis.

Une évidence me diront certains, et pourtant, il est des choses que nous pensions révolues, dépassées obsolètes, oserais-je dire. Néanmoins, il apparaît que beaucoup sont loin d'être révolues.

Mon histoire à moi, celle que j’ai vécu personnellement, elle commence, comme pour chacun d’entre nous, par l’enfance. De cette période de ma vie, j’avoue, il ne me reste pas grand-chose en mémoire. Si peu, que parfois, j’ai comme le sentiment que ma conscience s’est éveillée très tardivement.


« Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?

Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?

Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;

Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement

Dans la même prison le même mouvement.

Accroupis sous les dents d'une machine sombre,

Monstre hideux qui mâche, on ne sait quoi dans l'ombre,

Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,

Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer. »

(V.Hugo, Les Contemplations, Livre III, Melancholia, extrait).

Toutefois, il y a ce poème de Victor Hugo, il est un de mes rares souvenirs d’enfance. Ces vers m’ont touchée quand je les ai appris, et depuis, ils ne m’ont jamais quittée. ils guident mes pas, chaque jour dans cette longue réflexion qui hante mon quotidien sur le monde du travail.

J’ai toujours été profondément touchée par les histoires de la vie sociale et de ses inégalités, ou plus précisément par la misère de certains dans la vie sociale du monde devenu industriel. Durant mon enfance, je découvrais les ouvrages de Zola avec un pincement au cœur, vinrent à l’adolescence les écrits sur les houillères de Carmaux où Jean Jaurès avait débuté son activité politique etc… la vie difficile des ouvriers dans les villes en parallèle de la révolution industrielle. Je me souviens de cet intérêt pour les conditions de la vie des hommes au travail depuis mon plus jeune âge à travers les lectures qui ont suivi mes apprentissages. Cependant, je ne sais pas d’où me vient cette inclinaison profonde, puisque c’est ainsi je me sens comme « aspirée » depuis toujours, par ces questions entourant les conditions de travail et le respect de l’intégrité de l’individu. J’ignore ce qui, dans ma sensibilité au monde, fit une ouverte à cette souffrance-là particulièrement.

Je n’ai pas grandi dans une famille ouvrière, mes parents n’étaient pas communistes, et n’avaient aucune inclination pour la politique, aucune action de bénévolat dans des associations quelles qu’elles soient, rien ne semblait me prédisposer à cet aspect-là du travail. Ce fut donc non pas une démarche engagée dans un combat politique mais bien une inclinaison altruiste et un certain goût intellectuel. Ma démarche n'a rien de politique au sens médiatique, elle se situe plutôt dans une volonté de compréhension d'un phénomène récurrent.

Je me souviens de cette enfance où je faisais alors des rêves d’un monde devenu meilleur. Plus exactement, j’avais une vision d’un monde qui serait forcément plus juste, que celui que mes parents avaient connu. Il me semblait comme une évidence que demain nous serions nous, plus heureux, en tout cas, ayant une connaissance plus approfondie de « certaines choses de la vie », nous arriverions à construire un monde où tout serait plus simplement meilleur, plus agréable pour tous, comme une évidence oui. Je ressentais avec certitude d’avoir la chance que j’avais de grandir dans ce monde, au regard de celui des ouvriers du XIXème siècle. La justice au sens même de l’équité face à la richesse m’apparaissait comme une acquisition définitive.


Ce monde devenu paisible, où tout un chacun pourrait vivre en harmonie du fruit de son labeur grâce aux progrès réalisés. Je pensais que si la misère subsistait dans des pays lointains, nous devions tout faire pour permettre à ces pays de vivre, sinon tout aussi bien que nous, au moins mieux qu’il n’en était. Ce monde où l’on traitait l’autre comme un objet, où les droits les travailleurs n’existaient pas encore, ce monde de désolation sociale non pas devait être, mais était révolu. Je me souviens malgré tout que j’avais le sentiment de grandir dans un monde plus heureux tout simplement, que celui de mes parents. Je croyais fermement que le monde ne pourrait plus jamais connaître des temps aussi difficiles et violents que celui des générations passées parce que la connaissance que nous avions du passé venait nous éclairer. Je restais au demeurant persuadée que cette époque était profondément révolue. Ceci n’était pas que réjouissant puisque ce constat était immédiatement suivi par une sensation de vivre dans une monde devenu banal et fade. Fade, en ce que nous aurions résolu à tout jamais, certains faits contre lesquels toute lutte était devenue inutile, obsolète.

Parfois, j’ai l’impression de me réveiller, un peu comme Alice revenant du Pays des Merveilles. Un peu comme si, ce monde accompli, où je croyais vivre, je l’avais rêvé. Ou bien, est-ce simplement cela devenir adulte, oublier ses rêves et, ces histoires dans lesquelles nous imaginions notre vie. Il n’y a alors plus que de la tristesse entre ce monde perpétuellement dur et de notre impuissance à faire taire ces voix.

Je me dis juste que malgré tout, nous pourrions sans doute faire mieux, ou plus exactement, que nous devrions tenter de faire autrement. Mais que faire alors? Il serait temps de s’interroger autrement ou plus exactement sur un autre chemin à prendre pour aller vers un mieux pour tous les hommes, si tant est que cela soit possible. Il n’y a pas de colère véritable dans mes propos, juste un regard dépité et déçu par une situation qui pourrait-être meilleure, ou plus juste, ou moins violente sans doute, moins génératrice de souffrance. Il existe juste au fond de moi comme une forme de sidération qui m’a envahie dès lors que je dois côtoyer au quotidien cette réalité. Il semblerait qu’il soit grand temps de se mettre à penser pour agir. Mais, que faut-il faire quand, apparemment tout ce qui pouvait être fait semble avoir été entrepris? Il devient urgent de commencer à y penser…autrement.


« Et, pensait Alice, à quoi peut bien servir un livre où il n’y a ni images ni dialogues ? » [1]

Un monde devenu ou bien, toujours encore, rude et difficile, ennuyeux, où rien ne serait visible, tel un livre sans dialogue et sans images. A quoi cela pourrait-il servir de penser, semble aussi nous dire Alice. C’est une question que l’on entend souvent lorsque, à notre époque, il nous prend l’envie de nous arrêter sur un temps de travail. Lorsque nous sommes saisis de cette ambition démesurée qui nous projette là où l’on n’était a priori pas attendu. Se lancer dans une réflexion sur sa pratique professionnelle dans le cadre d’une thèse, ou mieux encore, une thèse de philosophie questionnant le monde du travail, à quoi bon ? Le premier chapitre de l’histoire d’Alice, s’intitule «Au fond du terrier » (traduction Henri Bué,1869), ou dans des éditions plus récentes, il est possible de lire « Descente dans le terrier du lapin ». En effet, l’on se souvient du début de ce voyage, Alice parvient au Pays des Merveilles parce qu’elle saute derrière le lapin blanc. Elle plonge dans cet inconnu. Un saut tranquille au cours duquel, elle découvre des objets et se saisit même d’un pot de marmelade d’orange. L’étonnement, et la surprise sont suivis d’un plongeon. Ce qui rappelle à notre mémoire ce chemin nécessaire à prendre, il nous conduit irrémédiablement vers la volonté de penser comme l’évoquait si bien Heidegger.


« ils conduiront en des lieux que nous devons traverser pour parvenir au point où le seul secours, c’est de sauter. Seul un saut nous porte jusqu’à l’endroit de la pensée[2]. »

Alors, il faut sauter comme Alice le faisait en suivant le lapin, mais sauter dans l'action de penser.

Penser, que veut dire, « il faut penser » ? La souffrance dans le monde du travail est un sujet trop grand en soi, a priori. Chaque interlocuteur à qui l’on annonce notre sujet de réflexion, nous dit « ah oui ? », avec un air étonné. Cette réponse semble dire « encore » mais il y a déjà tant d'ouvrages sur le sujet. A mon sens, c’est comme vouloir ouvrir une porte dans l’obscurité. Une lampe de poche que l’on allume pour ouvrir une porte, si on ne la dirige pas dans la bonne direction, impossible de voir la bonne issue. Ces travaux déjà parus, ils n’éclairent pas suffisamment à mes yeux, le bon endroit pour comprendre. Il y aurait quelque chose qui n’aurait pas été pensé et qui n’aurait pas été fait ? Cela signifie qu’il devient peut-être incontournable de se lancer pour trouver un chemin jusque-là inconnu d’autrui. Ou encore, un chemin différent de ceux qui, jusqu’alors ont servit à explorer ce phénomène là. Oui, mais où aller quand le monde est si vaste et quand tant de choses ont été faites, dites ou écrites avant que nous ne nous décidions à le faire ?


Il y a de cela quelques temps, je rencontrais un maître santonnier (meilleur ouvrier de France) dans un petit village du Lubéron. Il expliquait comment pour réaliser ses figurines depuis plus de trente ans, il se rendait sur une colline pour y chercher sa terre. Son travail commence là, où il y a une colline, où il trouve sa terre. Il travaille la glaise de cet endroit uniquement. L’argile le passionne parce que de cette terre naissent ses figurines : elle est la matière nécessaire à son art. Le choix du matériau est un élément crucial à qui veut bâtir un objet quel qu’il soit. L’image de la colline se prête à cette idée du chemin à parcourir sinueux et avec l’idée des différences de niveaux qui accompagnent une marche plus ou moins facile ou difficile. C’est-à-dire, elle donne à voir une image « raide, d’abrupt, c’est une pente qui monte ou descend soudainement ». Ce travail de thèse, il naît d’une interrogation lancinante, envahissante devrait-on dire. Elle a débuté il y a quelques années et aujourd’hui il y a bien une colline où nous souhaitons vous emmener. Alors, je vais comme un artisan chercher la matière pour bâtir ou construire cette pensée sur un phénomène particulier. Comme le santonnier j’ai choisi ma glaise ici des auteurs et des textes, celle que je vais aller travailler et modeler.

Chaque jour j’écris quelques lignes, je lis et j’essaye de trouver désespérément une piste pour comprendre dans un premier temps, pour essayer ensuite de voir une lueur aussi faible soit-elle, à travers cet obscur destin qui avance vers nous, et que nous sommes en train de dessiner à nos enfants, neveux, nièces, petits-enfants , etc ….Et je vois, je me dis qu’à chaque époque, il y a eu des situations dangereuses et douloureuses pour les hommes.

Le travail auquel nous allons nous consacrer ici, il est constitué d’une terre que nous aurons choisie dans notre quotidien professionnel celle de la souffrance psychique de l'homme au monde du travail alors que nous vivons sans nul doute une quatrième révolution, celle de la transition numérique. Et nous avons choisi de l'aborder sous l'angle d'une approche éthique, c'est là sur cette montagne que nous allons puiser notre glaise. Il s’agit là d’aller au-delà de nos simples opinions et ressentis face à un phénomène. Je viens là construire écrire une pensée, un discours sur le sujet préoccupant mon esprit depuis tant d’années. Nous éloigner de la doxa pour entrer dans le logos.

[1] Lewis Caroll, Alice aux Pays des merveilles, Ed. Mc Millan, Londres, 1869, p.4

[2] Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, Quadrige, Paris, 2008, p.86.


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